VIII
A L’INSTANT DU DANGER

Bolitho leva les bras. Il essayait de contenir son impatience tandis qu’Ozzard lui boutonnait avec agilité son gilet blanc. Après le rationnement d’eau qu’ils avaient subi, cela lui faisait un effet étrange de se retrouver vêtu de propre de pied en cap. Il apercevait par-dessus l’épaule d’Ozzard Keen qui se tenait dans l’embrasure de la porte de manière à entendre les ordres que l’on criait là-haut et les réponses de la dunette.

L’Hypérion n’avait pas encore mis aux postes de combat ; il allait laisser Herrick et ses commandants le faire lorsqu’ils seraient prêts et à leur propre rythme.

L’équipage de l’Hypérion avalait un dernier repas pris à la hâte. Comment les hommes faisaient-ils pour manger quelque chose juste avant de se battre, voilà ce que Bolitho ne comprendrait jamais. Keen lui dit :

— Si les Espagnols continuent à se rapprocher, sir Richard, ni eux ni nous ne parviendrons à avoir l’avantage du vent. On dirait que l’ennemi vient en route de collision.

La concentration assombrissait son regard, il essayait d’imaginer les vaisseaux encore éloignés. Un jour de mieux, et l’ennemi aurait eu le temps de serrer les côtes espagnoles avant de s’infiltrer par le détroit.

Bolitho répondit :

— Il faut que je leur prenne l’avantage du vent. Sans cela, ce sera le combat singulier et nous serons débordés.

Il sentait le regard de Keen posé sur lui pendant qu’il imaginait à voix haute ce plan qu’ils visualisaient l’un et l’autre. Comme si l’heure du combat était déjà là.

— Nous resterons groupés jusqu’au dernier moment. J’ai l’intention de modifier la route sur tribord, et nous nous disposerons en deux lignes de file. Herrick sait ce qu’il a à faire. Sa ligne sera la plus courte, mais peu importe. Une fois que la bataille sera engagée, nous pourrons nous jeter sur les espagnols et les mettre en désordre.

Il prit la vareuse et la coiffure que lui tendait Ozzard.

— Permettez-moi de protester, sir Richard… fil Keen.

Il jeta un coup d’œil aux galons dorés, à la médaille commémorative d’Aboukir que Bolitho allait porter autour du cou.

— … Je connais vos façons de faire, j’ai partagé ce genre d’attente trop souvent avec vous pour l’avoir oublié.

Allday arriva par l’autre porte et alla chercher le vieux sabre. Il laissa tomber par-dessus l’épaule :

— Sauf votre respect, m’sieur Keen, vous perdez votre temps.

Ils se regardèrent. Mieux que quiconque, Allday se souvenait de Bolitho à bord de la Phalarope, pendant la bataille des Saintes. Vêtu de son plus bel uniforme, ce qui faisait de lui une cible rêvée pour les tireurs d’élite… Pour que les hommes puissent me voir. Ça oui, Allday savait pertinemment qu’il était impossible de le faire changer d’avis.

Bolitho passa les bras dans les manches de sa vareuse et attendit qu’Ozzard, dressé sur la pointe des pieds, eût terminé d’ajuster les épaulettes aux deux étoiles d’argent.

— Cette bataille n’est pas du genre à tester les forces de l’autre, Val. Nous ne pouvons même pas imaginer de perdre, l’affaire est vitale, il faut vous y faire.

— Je le sais bien, fit Keen avec un triste sourire.

Ils entendirent l’appel à moitié audible de la vigie et un officier arriva de la dunette en courant. Il jeta un regard à Bolitho et annonça :

— Le second vous présente ses respects, commandant – il détourna les yeux de l’amiral, puis : La vigie, dit-il, s’adressant bien à Keen, annonce que l’ennemi est en vue. Cap au sud-ouest.

Keen jeta un coup d’œil à Bolitho, qui approuva d’un signe. Il ordonna :

— Signal général : « Ennemi en vue ! »

Comme l’officier remontait en courant, Keen eut ce commentaire :

— Voilà qui est court et sans fioritures. Comme vous l’aimez, sir Richard.

Bolitho lui sourit, puis appela Ozzard d’un signe de la main :

— Vous pouvez évacuer la chambre. Les boscos attendent pour descendre dans la cale le mobilier et le reste – il posa la main sur son épaule pointue. Descendez avec eux, pas d’héroïsme aujourd’hui – et, voyant le regard plein de reconnaissance qu’il lui lançait : Je ne sais pas ce qui vous taraude, ajouta-t-il, mais je m’en arrangerai. Rappelez-vous bien ça, hein ?

Comme Ozzard commençait à ramasser tout ce qui traînait, Bolitho l’arrêta d’un cri :

— Non ! Pas ça !

Il lui prit l’éventail des mains et resta là à le contempler. Que de souvenirs !

Keen le vit qui le glissait dans la poche de sa vareuse avant de tendre la main vers sa coiffure.

— Je sais, Val, ce n’est pas grand-chose. Mais c’est tout ce que je possède d’elle.

Allday sortit de la chambre derrière eux, puis s’arrêta, le vieux sabre sur le bras, pour regarder une dernière fois cet endroit qu’il connaissait par cœur. Mais, cette fois-ci, pourquoi était-ce différent ? Le pronostic n’était pas bon, mais ce n’était pas nouveau non plus, et les ennemis étaient espagnols cette fois. Allday eut envie de cracher un bon coup : même les Grenouilles se battaient mieux. Il jeta un dernier regard alentour avant de se tâter la poitrine, là où une lame espagnole l’avait transpercé.

La chambre était déserte. Il tourna les talons, irrité de ce qu’il ressentait : il avait l’impression qu’elle resterait ainsi à jamais.

Une fois sur le pont, Bolitho se dirigea vers le milieu de la lisse de dunette et emprunta sa lunette à un aspirant plus ancien. Il le regarda de plus près, puis en fit autant avec les officiers et les pilotes qui se tenaient près de la barre. Tous avaient mis leurs meilleurs habits.

Il fit un grand sourire à l’aspirant :

— Voilà qui a été joliment fait, monsieur Furnival.

Puis il leva sa lunette et repéra presque immédiatement les voiles du Tybalt. En imprimant un léger mouvement à l’instrument, il distingua des taches sombres sur l’horizon, comme le bord ourlé d’un reflux vu de loin.

Il leva les yeux vers le ciel. La flamme pointait toujours à bâbord. Le vent était bien établi, sans être trop violent. Il se souvint d’une phrase que lui disait son père : le vent qu’il faut pour se battre. Mais il pouvait changer tout aussi vite, si l’envie lui en prenait.

Keen le regardait, ses cheveux blonds bouffaient sous le rebord de sa coiffure, bien qu’il eût adopté la mode de la coupe assez courte. Bolitho s’agrippa plus fortement à la lisse : comme Adam.

Il sentait sous ses mains le bois vieilli, chauffé par le soleil. Avec les années, il était couvert de stries et de crans, mais toutes ces mains qui s’étaient posées dessus l’avaient poli. Il observa un instant le major Adams et son lieutenant. Veales, en bas de la dunette. Le major fronçait le sourcil en sortant une paire de gants blancs tout propres.

— C’est l’heure, annonça Bolitho.

Keen lui fit signe qu’il avait entendu, les officiers se jetaient des regards, se demandant sans doute lesquels d’entre eux seraient encore debout lorsque la fumée se dissiperait.

— Le vent est bien établi, sir Richard, lui dit Keen. Ils seront sur nous avant midi.

Penhaligon laissa tomber d’une voix indifférente :

— De toute façon, c’est une belle journée pour ce que nous avons à faire.

Bolitho entraîna Keen un peu à l’écart.

— J’ai quelque chose à vous dire, Val. Nous allons rappeler immédiatement aux postes de combat. Ensuite, nous serons pris tous les deux par nos tâches. Au fil du temps, vous avez fini par représenter beaucoup pour moi et je tiens à ce que vous le sachiez.

— Je crois que je comprends ce que vous essayez de me dire, sir Richard, lui répondit calmement Keen. Mais cela n’arrivera pas.

Bolitho lui serra plus fortement le bras :

— Val. Val, comment savoir ? La bataille va être rude, peut-être la pire que nous ayons connue – et, avec un geste vers les vaisseaux qui suivaient derrière : Tous ces hommes qui sont là comme des animaux sans défense, qui font confiance à leur amiral pour les sortir de là, sans se soucier de l’enfer qui les attend !

— Ils vous suivront, répondit vivement Keen.

Bolitho esquissa un sourire.

— Cela rend les choses plus faciles à supporter. Et quant à vous, Val, que pouvez-vous bien éprouver en voyant les espagnols qui se préparent à l’affrontement ? Que sans moi vous seriez chez vous avec votre chère Zénoria.

Keen attendit pour répondre car Allday s’approchait avec le vieux sabre. Puis il dit seulement :

— Si je ne dois pas voir la fin de ce jour, j’aurai du moins connu le vrai bonheur. Et rien ne pourra me l’enlever.

Allday fixa à sa place le vieux sabre et fit jouer la lame dans le fourreau. Bolitho les regarda tous les deux :

— Très bien. Dites aux fusiliers de battre le tambour.

Il effleura la poche de sa vareuse et sentit l’éventail.

— Vous pouvez rappeler aux postes de combat, commandant.

Ils se faisaient face, et Keen salua réglementairement. Il essaya de sourire, mais ses muscles ne bougèrent pas :

— Le sort en est jeté.

Les battements des tambours, le martèlement des pieds nus alors que les hommes jaillissaient des panneaux et se répandaient sur les passavants, ce vacarme rendait toute conversation impossible. Bolitho voyait les canonniers se précipiter à leurs pièces, les gabiers grimper dans les hauts pour mettre à poste chaînes et filets, parés à faire les réparations nécessaires et à reprendre les épissures, même au plus fort du carnage.

Jenour arriva sur le pont, sa coiffure penchée sur le front, son magnifique sabre battant à son côté. Il avait l’air sévère, comme s’il avait vieilli.

Le silence était revenu. Parris se dirigea vers l’arrière et vint se présenter à son commandant.

— Paré aux postes de combat, commandant. Les feux sont éteints, les pompes armées.

Sans sortir sa montre, Keen lui répondit :

— Neuf minutes, monsieur Parris. Votre meilleur temps.

Bolitho sourit : que ce fût vrai ou non, ceux qui avaient surpris la petite phrase de Keen allaient la répéter sur tous les ponts. C’était bien peu de chose, mais cela aidait.

Keen revint à l’arrière :

— Paré, sir Richard.

Le voyant qui hésitait, Bolitho lui demanda :

— Qu’y a-t-il, Val ?

— Je me disais, sir Richard… Nous poumons peut-être demander aux fifres de nous jouer quelque chose ? Comme à bord de La Tempête ?

Bolitho contemplait la mer, de vieux souvenirs les rapprochaient une fois encore.

— Oui, faites.

Et tandis que le vieil Hypérion gîtait toujours tribord amures, alors que des silhouettes et des têtes de mâts toujours plus nombreuses émergeaient au bord de l’horizon, les fifres des fusiliers entonnèrent une marche gaillarde. Accompagnés par les tambours qui battaient sur la dunette, par les marins qui marquaient la cadence de leurs pieds nus sur le pont sablé, ils défilèrent comme s’ils étaient à la parade dans leur caserne.

Bolitho croisa le regard de Keen et lui fit un signe de tête. La Fille de Portsmouth. C’était le même air.

 

Bolitho leva sa lunette et examina soigneusement la ligne espagnole d’un bout à l’autre. Les deux vaisseaux les plus à l’arrière n’étaient pas en formation et Bolitho soupçonna le bâtiment en serre-file de rester à l’écart pour permettre à l’autre d’effectuer quelques réparations, comme avait fait l’Olympe.

Il se concentra sur la frégate qui naviguait isolée. Il était facile de comprendre comment le commandant de La Mouette avait pu se laisser abuser. Il fallait davantage qu’un pavillon étranger pour camoufler une frégate de construction anglaise.

Il savait que La Conserve avait été lancée sur la Medway, pas très loin de chez Herrick. Y pense-t-il en ce moment ? songea-t-il.

Douze bâtiments de ligne. Parris avait identifié le navire amiral qui se trouvait en tête pour l’avoir déjà croisé. C’était le San-Mateo, vaisseau de quatre-vingt-dix canons, navire amiral de l’almirante Alberto Casares, celui-là même qui commandait les escadres espagnoles à La Havane.

Casares savait par le menu la part qu’avait prise l’Hypérion dans l’attaque de Puerto Cabello. Certains de ces bâtiments devaient sans doute escorter les galions jusqu’en Espagne.

Bolitho se tourna vers L’Intrépido. Les deux escadres avaient au moins une chose en commun, deux frégates les séparaient.

Il entendit Parris qui disait aux aspirants des signaux :

— Ça va encore durer un bail.

Bolitho voyait les deux jeunes gens qui parvenaient difficilement à détacher les yeux de l’ennemi. Les choses sont bien pires, se disait-il, pour tous ceux qui n’ont jamais vu une ligne de bataille. Arriver au contact pouvait prendre des heures. Aux Saintes, il leur avait fallu une journée. On aperçoit d’abord les premières têtes de mâts qui grandissent à l’horizon, puis la mer est envahie progressivement jusqu’à en être totalement recouverte.

Un officier, dans une lettre qu’il avait écrite chez lui après les Saintes, avait décrit ainsi la flotte française : « Les vaisseaux grandissaient à l’horizon, comme les chevaliers en armure à Azincourt. » L’image était particulièrement bienvenue.

Bolitho s’approcha de la lisse pour inspecter le pont principal. Les hommes étaient prêts ; les chefs de pièce avaient choisi leurs boulets les plus ronds et leurs meilleures boîtes de mitraille pour la première bordée que l’on allait tirer à charge double. Cette fois, ils allaient devoir se battre des deux bords à la fois, si bien qu’ils ne disposeraient d’aucun renfort. Il leur fallait trouer la ligne – ensuite, ce serait chacun pour soi.

Des fusiliers étaient installés dans les hunes de combat, les meilleurs tireurs que le major Adams eût pu trouver. D’autres armaient les pierriers, armes particulièrement vicieuses. Le gros du détachement de fusiliers était aligné sur la poupe, en attendant de se servir des filets de branle pour ajuster leurs cibles. Ils attendaient nonchalamment, dans un ordre relatif, tandis que le sergent Embree causait avec les uns ou les autres sans qu’on vît seulement ses lèvres remuer.

Penhaligon et ses seconds maîtres se tenaient près de la barre, on avait prévu deux timoniers en renfort au cas où il y aurait des pertes.

Sans parler des bruits de la mer ou des claquements de la brigantine, tout paraissait calme depuis que les fifres avaient cessé de jouer. Bolitho leva encore une fois sa lunette et aperçut un marin affecté à un dix-huit-livres du pont principal et qui s’était retourné pour le regarder.

Le vaisseau amiral ennemi était plus proche. Il distinguait maintenant quelques éclairs de lumière sur les sabres et les baïonnettes, des hommes escaladaient les enfléchures de misaine, d’autres se penchaient près de leurs pièces pour observer l’escadre qui s’approchait.

L’amiral espagnol s’attendait sans doute à voir son homologue s’engager dans un combat singulier. Son quatre-vingt-dix contre ce vieux troisième rang. Bolitho eut un sourire amer. Passer seulement derrière la poupe décorée du San-Mateo à ce stade de l’engagement serait déjà faire preuve de bien peu de sagesse. S’il se faisait massacrer en franchissant la ligne, les autres se retrouveraient dans un grand désordre et Herrick devrait porter tout le poids de l’attaque avec seulement trois vaisseaux.

Bolitho ordonna :

— Signalez au Tybalt de prendre poste derrière l’Olympe. Cela renforcera la ligne de Herrick.

Il entendit les pavillons monter aux drisses, mais ne quitta pas des yeux le gros vaisseau amiral espagnol.

Keen avait sans doute deviné ses pensées.

— Puis-je vous suggérer de franchir la ligne derrière le troisième ou quatrième vaisseau, selon ce qui se présentera ?

Bolitho lui sourit :

— Celui qui se trouvera le plus éloigné de ce joli petit bateau là sera le mieux. Jusqu’à ce que nous ayons un peu rétabli l’équilibre, en tout cas.

Jenour, qui se tenait près de l’équipe des signaux, avait entendu le commentaire de Bolitho. Était-ce forfanterie, ou croyait-il vraiment qu’il pouvait l’emporter en dépit de son infériorité numérique ? Il essaya de penser à ses parents, à ce qu’il allait leur écrire. Il se sentit vaciller en songeant que cette idée lui venait. Peut-être n’y aurait-il plus de lettres du tout. La terreur l’envahit, il leva les yeux vers la marque de Bolitho qui flottait en tête de misaine. Il allait se faire tuer.

L’aspirant Springett, le plus jeune du bord, fit son apparition sur le pont. Son poste de combat était dans l’entrepont, il était chargé de relayer les messages de l’arrière. Surpris par la lumière aveuglante du soleil après la pénombre qui régnait en bas, il cligna plusieurs fois des yeux.

Bolitho le vit se retourner et surprit son expression lorsqu’il aperçut les navires ennemis. C’était sans doute la première fois.

En ce bref instant, son bel uniforme et son poignard rutilant ne lui étaient plus d’aucune aide. Il mit ses deux poings sur sa bouche, comme pour étouffer un hurlement de terreur. Il était redevenu un enfant.

Jenour avait dû le voir lui aussi et s’approcha.

— Monsieur Springett, n’est-ce pas ? J’aurais besoin que vous m’assistiez.

Il lui montra du doigt Furnival, le plus ancien, et Mirrielees, un rouquin au visage couvert de taches de rousseur.

— Ces deux vieux-là ne suffiront pas à la besogne, j’en ai peur !

Les deux jeunes gens se mirent à sourire en se donnant des coups de coude comme s’il s’agissait d’une bonne blague.

L’adolescent se tourna vers eux, tétanisé. Il murmura :

— Merci, monsieur – et, sortant un bout de papier : Mr. Mansforth vous présente ses respects, monsieur ;

Puis il tourna les talons et s’engouffra dans la descente sans jeter un seul regard aux pyramides imposantes de toile.

Keen dit doucement :

— Votre aide de camp vient tout simplement d’épargner à ce gosse d’éclater en sanglots.

Bolitho observait les pavillons qui montaient de plus en plus nombreux aux vergues du San-Mateo. Se parlant à lui-même, il lâcha :

— Et Stephen Jenour s’est rendu service à lui-même, je crois bien.

Malgré le fracas de la houle, on percevait nettement le grondement des affûts qui roulaient pesamment. Un bruit qui ressemblait à un soupir sortit des rangs des marins lorsque de grandes ombres se dessinèrent sur le haut flanc du San-Mateo. Il avait mis en batterie sa bordée bâbord. On avait l’impression de regarder l’intérieur de bouches béantes.

Bolitho entendit une sonnerie de trompette, il imaginait les canonniers ennemis à leurs postes. Les yeux qui essaient de voir quelque chose par-dessus les gueules des pièces, les boulets et les charges à portée de main.

— Montrez le numéro du Benbow.

Bolitho entraîna Keen un peu plus loin tandis que la volée de pavillons montait à la drisse.

— Je n’ose pas attendre trop longtemps, Val.

Ils observaient tous deux les lignes de file qui convergeaient les unes vers les autres, comme une gigantesque pointe de flèche, et qui allaient bientôt se couper en un point virtuel dans l’ouest.

Il y eut une explosion sourde, et Bolitho vit un petit nuage de fumée qui dérivait lentement sous la muraille du San-Mateo. Le boulet frappa la mer, ricocha avant de retomber en soulevant une gerbe d’embruns à une demi-encablure. Coup de réglage ? Ou bien était-ce seulement destiné à raffermir le moral des marins espagnols qui souffraient comme ceux de l’Hypérion de cette attente insupportable ?

— Aperçu du Benbow, amiral !

Faire aussi peu de signaux que possible. Bolitho avait toujours pensé que ce principe partait d’une bonne idée. L’ennemi pouvait sans trop de difficulté deviner ou déterminer le mouvement suivant en observant les signaux de son adversaire. Et il était assez probable que la prise, l’Intrépido, avait été capturée avant d’avoir pu détruire tous ses recueils de codes secrets. Lorsque ce malheureux Price avait échoué son bâtiment, il ne pouvait pas se douter de ce qui allait se passer en ce jour.

Bolitho se tourna vers Keen et son second :

— Nous allons virer par la contremarche. L’Hypérion et le Benbow resteront à la tête des deux divisions.

Il les vit hocher la tête ; Parris regardait ses lèvres comme pour essayer d’y lire ce qu’il n’avait pas dit.

— Nous serrerons le vent au plus près, ce qui réduira notre vitesse.

Il vit qu’ils comprenaient. Cela pouvait également signifier que cela laisserait à l’ennemi davantage de temps pour réorienter ses pièces. Bolitho gagna tribord et grimpa sur l’affût d’un neuf-livres de dunette en se retenant d’une main à l’épaule nue d’un servant.

Il voyait sur son arrière les mâts du Benbow derrière les autres et la marque de Herrick qui battait à l’artimon. Le signal d’aperçu flottait encore à bord du Benbow, car l’Hypérion avait laissé son indicatif hissé à bloc. On aurait dit une trompette qui lançait une charge de cavalerie dans les bouches de l’enfer. Mais une charge que rien ne pourrait arrêter une fois qu’elle aurait commencé. Bolitho sentit le dos du marin se raidir lorsqu’il se retourna pour le regarder. Bolitho lui rendit son regard. Dix-huit ans environ, un visage comme on en voyait autour des fermes ou sur les sentiers de Cornouailles. Mais pas en temps de guerre. Il lui dit :

— Naylor, je me trompe ?

Le jeune homme arbora un large sourire tandis que ses camarades échangeaient des clins d’œil.

— C’est exact, sir Richard !

Bolitho continuait de le regarder en songeant à cet aspirant mort de peur et à Jenour, qui craignait moins d’avoir peur que de le laisser paraître.

— Eh bien, Naylor, nous voilà devant l’ennemi. Qu’en pensez-vous ?

Naylor se retourna vers les vaisseaux les plus proches, qui arboraient d’immenses pavillons et de longues flammes de guerre dont certaines touchaient presque l’eau.

— Je crois qu’on peut se les faire – et hochant la tête, l’air assez satisfait : On va déblayer le passage pour les autres, sir Richard !

Quelques canonniers se mirent à pousser des vivats et Bolitho redescendit de son perchoir, un peu inquiet à l’idée que son œil malade pourrait choisir ce moment pour le trahir.

Ce n’était qu’un marin ordinaire qui, s’il survivait à cette journée, risquait de périr au cours d’une autre bataille avant d’avoir un an de plus.

Il songea soudain à la grande demeure de Londres, aux mots que Belinda lui avait crachés au visage. Il fit un signe d’approbation au dénommé Naylor.

— C’est donc ce que nous allons faire ! – et, se retournant vivement : Commandant !

Une fois encore, le temps semblait s’être arrêté pour eux deux. Bolitho continua d’un ton plus calme :

— Venez de trois rhumbs sur tribord, nord-quart-ouest !

Il fit un signe à Jenour :

— Maintenant !

Tout l’équipage à bord du vaisseau amiral de Herrick devait guetter le signal car, dès que les pavillons furent affalés, le Benbow sortit immédiatement de la ligne comme s’il partait tout seul à l’attaque.

Keen surveillait attentivement ce qui se passait. Houspillés par le porte-voix de Parris, des marins halaient sur les bras tandis que d’autres, dans le fracas des vergues qui pivotaient, libéraient la grand-voile.

Penhaligon dut écarter les pieds pour résister à la gîte sur bâbord. Le vent qui commençait à s’engouffrer dans les voiles brassées poussa le bâtiment en avant. Keen était près du compas, Bolitho ne l’avait même pas vu se déplacer.

— Rencontrez ! Gouverner comme ça !

Les voiles se gonflèrent flans un bruit de tonnerre comme pour protester, le flèche se mit à onduler du point de drisse au point d’amure comme s’il allait se déchirer. Il était impossible de serrer davantage le vent et, vues des vaisseaux espagnols, les voiles devaient donner l’impression de se recouvrir toutes dans l’axe.

Bolitho s’accrocha à la lisse pour observer l’ennemi. Quelqu’un tirait, mais les filets tendus au-dessus des canonniers du pont principal ainsi que la grand-voile gonflée dissimulaient les éclairs des départs.

Il aperçut le Benbow plein par le travers, à moins de trois encablures. Derrière, les autres suivaient par la contremarche. Le Tybalt avait changé brutalement de route pour prendre son poste au bout de la ligne.

Keen s’exclama :

— Bon Dieu, les Espagnols sont pris à revers !

Bolitho se concentra sur leur vaisseau amiral. Il avait l’air de s’éloigner de leur bâbord avant, les deux autres le suivaient toujours. Il cria :

— Chargez et mettez en batterie, Keen !

L’ordre fut répété le long des ponts, et il leur fallut moins d’une minute pour avoir à l’arrière les chefs de pièce qui faisaient face, le poing levé.

— Chargé partout, commandant !

— Ouvrez les sabords ! En batterie !

Avec de violents grincements, les lourdes pièces s’avancèrent jusqu’aux sabords. Du bord sous le vent, la mer léchait presque les gueules noires, comme si elle essayait de les refouler à bord.

Le pont de l’Hypérion trembla violemment lorsque le vaisseau le plus proche ouvrit le feu. Mais les deux petites divisions avaient pris l’amiral espagnol par surprise, la plupart de ses pièces étaient incapables de pointer. Plusieurs gerbes s’élevèrent par-dessus les passavants, Bolitho sentit le craquement si familier d’un boulet qui frappait les œuvres vives de l’Hypérion.

— A carguer les basses voiles !

Des balles passaient en sifflant au-dessus de leur tête, les canonniers s’accroupirent pour se mettre à l’abri. Les visages des hommes qui guettaient la cible à travers les sabords dégoulinaient de sueur.

Lorsque la voile de misaine fut enfin carguée, ils découvrirent le spectacle devant eux, comme si on venait de tirer un gigantesque rideau de scène.

Bolitho entendit un aspirant donner l’alarme. La poupe d’un espagnol venait de jaillir de nulle part, ou des profondeurs. De la haute galerie décorée, des tireurs tiraient au mousquet et on distinguait son nom, le Castor, au milieu des embruns.

— Batterie bâbord, parés !

Lovering, second lieutenant, recula derrière les pièces.

— Pointé comme ça !

Keen leva son sabre, l’abaissa vivement :

— Feu !

Sur le gaillard d’avant, la caronade bâbord cracha son énorme bombe en plein dans la poupe du Castor, avec des effets dévastateurs. Bolitho, qui entendit le fracas de l’explosion à l’intérieur de la coque, imaginait sans peine l’horreur semée par la mitraille mortelle qui balayait le bâtiment : aux postes de combat, un bâtiment de guerre est extrêmement vulnérable dès que l’ennemi parvient à passer sur son arrière.

De l’autre bord, un vaisseau tirait à travers la fumée et ses canons lâchaient des flammes orange vif.

— Feu !

Le grondement des canons assourdit complètement Bolitho. Tout le pont disparut dans la fumée qui montait en grosses volutes et les fragments de bourre calcinée. A tribord, Le Tenace avait engagé un autre bâtiment, et Bolitho distinguait encore les têtes de mâts qui émergeaient comme des lances de la fumée épaisse. Il sentit le pont qui se soulevait encore et encore, tandis que Parris criait : « Sur la crête, les gars ! »

La seconde division ouvrit le feu à son tour avec un bel ensemble ; le mât d’artimon du Castor commença à chavirer, suspendu encore provisoirement par les manœuvres et les haubans avant de basculer par-dessus bord dans un fracas de tonnerre.

Keen traversa la dunette, ses yeux pleuraient à grosses larmes. Les pièces de la batterie haute reculaient l’une après l’autre ou par paires dans leurs bragues, les servants se jetaient en avant avec leurs écouvillons et leurs pousse-bourre, parés à enfourner un boulet neuf. Ils faisaient ce qu’on leur avait appris et continuaient de tirer sans se soucier de ce qui se passait autour d’eux.

Jenour, que la fumée faisait tousser, put enfin crier :

— Le Tenace est entré en collision avec un espagnol, sir Richard ! – et, fermant les yeux à cause d’une balle de mousquet qui vint frapper le pont à ses pieds : Il demande assistance ! ajouta-t-il.

Bolitho hocha négativement la tête, et Keen répondit sèchement :

— Impossible !

Les pavillons qui traduisaient la réponse sans nuance de Keen montèrent avant de disparaître dans un gros nuage de fumée qui envahit le bord, la batterie basse venant de tirer à son tour par tribord.

Parris cria :

— On est passés, on est passés ! – et, agitant sa coiffure comme un fou : Hourra, les gars ! On a troué la ligne !

Sur l’arrière, des voiles de plus en plus nombreuses grandissaient comme des fantômes géants. Le Croisé, Le Redoutable… ce dernier sur le point d’aborder un espagnol qui avait perdu son appareil à gouverner à moins qu’on n’eût abattu ses timoniers.

— Paré à virer !

Bolitho passa sa lunette à un aspirant.

— Je n’en ai plus besoin !

Il avait les lèvres crispées.

— Ohé, du pont !

Il y avait quelqu’un tout là-haut, au-dessus de la fumée et du métal qui volait dans tous les sens, mais celui-là gardait la tête froide :

— Le Benbow a franchi la ligne !

Les vivats entrecoupés de toux reprirent de plus belle. La batterie bâbord tira une pleine bordée à travers la fumée. Quelques coups frappèrent la muraille du Castor, les autres allèrent se perdre autour du vaisseau placé en seconde position dans la ligne ennemie.

— Virez, bâbord amures, monsieur Penhaligon ! Derrière, du monde aux bras !

Les fusiliers désignés à l’avance laissèrent là leurs mousquets et coururent aider. Quelques-uns de leurs camarades restèrent sur place, visant par-dessus les branles, la crosse coincée contre la joue, à la recherche d’une cible.

Levant les yeux, Bolitho aperçut des bouts de cordage coupés qui tombaient dans les filets. Plus haut, le ciel était toujours aussi calme.

Un boulet frappa la muraille bâbord avant de faucher les servants d’un dix-huit-livres, à l’avant. Bolitho serra les dents : deux hommes avaient été transformés en lambeaux sanglants, un autre roula sur le pont, sa jambe ne tenant plus que par un fil ténu.

Il essaya de se concentrer. A présent, tous ses vaisseaux devaient être engagés. Le grondement de la bataille semblait surgir de partout, comme si les bâtiments se battaient pour leur compte, cachés les uns aux autres par les volutes de leur propre fumée. Le son du canon se faisait plus aigu, comme des battements de tambour roulant en échos sur la surface de la mer, comme un signal du destin. Il cria :

— Signal général : « Rapprochez-vous de l’amiral. Reformez la ligne ! »

Bolitho se demandait comment ils arrivaient encore à se débrouiller de leurs pavillons.

— Aperçu général, sir Richard ! Enfin, je crois, se reprit Jenour avec une esquisse de sourire.

— Pas grave !

Bolitho s’approcha de la lisse en voyant un deux-ponts espagnol qui augmentait la toile et se détachait des autres. Ou bien son commandant voulait se rapprocher de son amiral, ou bien il essayait d’éviter le Castor désemparé.

Bolitho le désigna à Keen :

— Par ici, Val ! Engagez-le !

— Tribord, paré ! cria Keen.

Le vaisseau semblait prendre de l’erre au fur et à mesure qu’il se rapprochait, mais Bolitho savait qu’il s’agissait d’une illusion due à la fumée. Il vit l’espagnol virer de bord pour passer sur l’avant de l’Hypérion. On distinguait maintenant les couleurs rouge et or d’Espagne, la grande croix tracée sur la grand-voile.

Keen brandit son sabre :

— Pointé comme ça !

L’ennemi tira presque en même temps. Des morceaux de métal et des éclis balayaient le pont principal, les voiles se mirent à faseyer et à tressauter, elles avaient été percées au point que certaines ne retenaient même plus une bolée d’air. Bolitho s’essuya le visage et vit le mât de misaine de l’ennemi tomber au milieu de la fumée. Le gréement et des lambeaux de toile disparurent le long du bord dans des gerbes d’embruns.

Inutile pourtant de se leurrer : l’Hypérion avait été sévèrement touché. Bolitho avait senti une partie de la dernière bordée frapper les œuvres vives avec la force d’une falaise qui s’effondre.

Il commença à traverser le pont, mais son soulier heurta quelque chose. Baissant les yeux, il reconnut le jeune Naylor, allongé contre sa pièce désemparée. Il tentait de parler, le visage crispé par la souffrance et par l’effort, essayant de trouver ses mots.

Keen l’appelait :

— Par ici, sir Richard ! Je crois que nous pouvons…

Il pataugeait dans le sang. Il se tut en voyant Bolitho s’agenouiller près du marin à l’agonie.

Bolitho prit la main du jeune homme. Les Espagnols avaient dû ajouter de la mitraille à leur bordée. Naylor avait à moitié perdu une jambe, il avait au côté un trou où l’on aurait logé le poing.

— Ça va aller, Naylor.

Bolitho lui serra la main de toutes ses forces, le pont semblait se dérober sous lui. On avait besoin de lui, il y avait urgence. La bataille faisait rage sans discontinuer. On exécutait ses ordres, quoi qu’il advînt.

Le marin hoqueta :

— Je… je crois que je suis en train de mourir, amiral.

Il avait les larmes aux yeux, il semblait indifférent à son propre sang qui s’écoulait sans discontinuer par les dalots. On eût dit qu’il était tout étonné de ce qui lui arrivait. Il essaya de déhaler son corps brisé plus loin du canon, Bolitho le sentit qui serrait soudain sa prise.

— Mais pourquoi moi, amiral ? reprit le jeune marin.

Puis il tomba en arrière, un filet de sang coulait à la commissure de ses lèvres.

Pourquoi moi ?

Keen attendit que Bolitho eût dégagé sa main avant de la reposer délicatement sur le pont.

— Le Capricieux arrive en renfort, sir Richard ! Mais il y a un autre espagnol qui rapplique par là !

Il regarda son bras tendu : sa manche était déchirée, il n’avait même pas senti la balle qui l’avait frôlé.

Bolitho s’approcha de la lisse et aperçut le second vaisseau qui dépassait celui qui venait de leur tirer dessus.

— Il tente de rallier son amiral, fit Bolitho en hochant la tête.

Keen appela d’un geste :

— Monsieur Quayle ! Faites passer à la batterie basse ! Nous engageons immédiatement celui-ci !

Le quatrième lieutenant ne faisait plus autant le fier. Il était presque fou de terreur. Keen se retourna :

— Monsieur Furnival !

Mais l’aspirant était tombé à son tour, tandis que son camarade restait près de Jenour, raidi, fixant les pavillons sur lesquels gisait son ami, comme s’il se reposait un instant dans la fureur de la bataille. Bolitho cria :

— Monsieur Quayle ! Descendez ! C’est un ordre !

Keen chassa les cheveux qui lui tombaient sur le front et comprit soudain que sa coiffure avait disparu.

— Bon Dieu ! dit-il simplement.

— Paré, commandant !

Keen abaissa son sabre :

— Feu !

L’une après l’autre, les pièces colorèrent L’eau entre les coques de toutes les teintes de l’arc-en-ciel. Ils entendirent distinctement les masses de métal lancées par l’Hypérion frapper le flanc de son adversaire, écrasant sans pitié hommes et canons.

La fumée s’envola rapidement, le vent forcissait, Keen s’exclama :

— Il va nous rentrer dedans ! Son safran est parti !

Bolitho entendit un grand bruit de plongeon et, lorsqu’il tourna la tête, vit quelques boscos qui s’éloignaient vivement du canon dessaisi. Le cadavre de Naylor était passé par-dessus bord. Il ne restait plus qu’une flaque de sang pour marquer l’endroit où il avait combattu avant de mourir.

Bolitho entendait encore le son de sa voix. Pourquoi moi ? Bien d’autres encore allaient pouvoir se poser cette question.

Il aperçut Allday, le coutelas au poing. Le regard froid, il attendait les Espagnols qui arrivaient.

Parris hurla :

— Parés à repousser l’abordage !

Le major Adams se précipita à l’avant, le bâton de foc de leur adversaire jaillit de la fumée et s’encastra dans le boute-hors de l’Hypérion. La secousse fut telle que même les canonniers s’interrompirent dans leur besogne.

Keen cria :

— Poursuivez le tir !

Dans la batterie basse, les trente-deux-livres tiraient sans relâche dans le petit triangle d’eau couvert de débris et envahi par la fumée. Une nouvelle bordée, et une autre encore avant que le bâton de foc de l’espagnol finît par se briser en mille morceaux. Dans un énorme fracas, le navire commença à défiler le long du bord, et puis, au bout d’un moment, les gueules des canons, amis et ennemis, s’écrasèrent les unes contre les autres.

Les mousquets tiraient des hauts, dans toutes les directions.

Des hommes sautaient sur leurs fusils ou s’effondraient en courant pour essayer de dégager les morceaux de gréement tombés et les poulies.

Dans les hunes de l’Hypérion, les pierriers rugissaient, Bolitho aperçut un groupe de marins espagnols qui se faisait écraser alors qu’il s’avançait prudemment dans les filets d’abordage.

Keen cria :

— Nous ne gouvernons plus, sir Richard ! Il va falloir se débarrasser de celui-là, et je crois que l’autre deux-ponts est pris au piège !

— Faites évacuer l’entrepont, Val. Fermez les sabords ! Je veux tout le monde en haut !

Ils n’osaient pas tirer, avec l’autre bâtiment bord à bord. Ils étaient enchevêtrés l’un dans l’autre. Un seul morceau de bourre en flammes, et ils se retrouvaient tous deux en enfer.

Les marins de la batterie basse, à moitié nus, noircis par la fumée, émergèrent et allèrent rejoindre les hommes du major Adams qui se précipitaient pour repousser l’attaque.

Keen se débarrassa de son fourreau et soupesa la lame dans sa main. Cherchant des yeux dans la fumée, il rameuta ceux de ses officiers qu’il réussit à reconnaître au milieu de toutes ces silhouettes jaillissantes.

— Mais où est mon enfoiré de maître d’hôtel ?

Il accorda un bref sourire à Tojolms qui se précipitait pour venir le rejoindre, le coutelas levé pour éviter les autres marins qui couraient partout.

— Ici, commandant ! – il jeta un coup d’œil à Allday. Paré quand vous voudrez, commandant !

Keen s’arrêta un instant sur Parris qui se trouvait près de la lisse.

— Restez ici. Occupez-vous de la dunette.

Un bref coup d’œil à Bolitho, qui valait une poignée de main.

Il se dressa, courut le long du passavant tribord. Des ennemis faisaient irruption, d’autres leur tiraient dessus de leur bâtiment. Le lieutenant de vaisseau Lovering brandit son sabre en hurlant :

— Au gaillard d’avant, les gars !

Et il tomba, le sabre pendant au bout de sa dragonne. Un tireur invisible avait trouvé une victime.

Dacie, le bosco borgne, était déjà perché sur la guibre et faisait faire de grands moulinets à sa hache d’abordage, causant des dégâts terribles. Il avait déjà abattu trois ennemis lorsque les fusiliers d’Adams sautèrent du pont pour le rejoindre. Leurs baïonnettes brillaient à travers les filets. Ils repoussèrent les hommes pris dans les mailles comme des mouches dans une toile d’araignée.

Les pierriers de hune reprirent le feu, quelques Espagnols qui étaient sur le point de rejoindre la première vague se firent écraser sous le déluge dévastateur de mitraille. Ceux qui avaient déjà pris pied à bord de l’Hypérion commencèrent à reculer, l’un d’eux jeta son coutelas lorsque les fusiliers réussirent à le coincer dans un coin, mais il était déjà trop tard pour qu’on fît quartier. La fumée continuait à dériver sur le pont et, lorsqu’elle se dissipa, il n’y avait plus que des cadavres. Les fusiliers tout joyeux passèrent sur le pont de l’ennemi.

Jenour était resté près de Bolitho, sabre au clair, il avait l’air d’un cadavre. Il cria :

— Deux des espagnols se sont rendus, sir Richard !

En dépit du cliquetis de lames et des tirs sporadiques de mousquet, ils distinguèrent quelques vivats à bord d’un autre vaisseau. Bolitho eut même l’impression d’entendre des fifres et des tambours.

Il escalada l’échelle de poupe et dut se frotter les yeux pour essayer de voir quelque chose dans la fumée épaisse. Il réussit seulement à apercevoir Le Tenace, complètement démâté, collé contre l’espagnol avec lequel il était entré en collision. Les couleurs britanniques flottaient sur son adversaire, Bolitho en déduisit que c’étaient les marins du commandant Thynne qui poussaient ces vivats.

Puis il découvrit le Benbow qui dépassait un autre espagnol désemparé et qui tirait une brève bordée tout en poursuivant sa route. Des mâts se dressaient comme des arbres tombés, il aperçut la marque de Herrick flottant au-dessus de la fumée, illuminée par le soleil.

L’Hypérion avait ouvert le chemin, se dit-il dans une bouffée de rage, exactement comme Naylor l’avait dit.

Allday cria soudain :

— Là-bas, regardez !

Se retournant, Bolitho vit un groupe de marins espagnols qui passaient par-dessus le passavant tribord, dégageant les filets au passage, sans que personne les eût remarqués. Ils avaient dû grimper en s’aidant des porte-haubans, on aurait dit des créatures marines.

Bolitho dégaina son sabre et aperçut quelques tuniques rouges d’Adams qui se frayaient un passage vers l’arrière de l’autre vaisseau. Ceux qui venaient de tenter ce nouvel abordage n’avaient aucune chance. Leur bâtiment allait être obligé de se rendre si l’autre deux-ponts ne venait pas à leur aide. Mais une nouvelle bordée projeta de la fumée et des débris très haut dans l’air et jusqu’au pont principal de l’Hypérion. L’un des bâtiments de Bolitho, probablement Le Croisé, l’avait pris en enfilade de l’étrave à la poupe.

Le petit groupe était commandé par un enseigne. Lorsqu’il vit Bolitho, il brandit son sabre et se rua à l’attaque.

Jenour lui fit face, mais l’Espagnol était bon escrimeur. Il fit sauter la lame bleutée comme s’il se fût agi d’un fétu, la renversa d’une torsion de poignet et l’envoya voler au loin. Il recula pour reprendre son équilibre et donner le dernier assaut, avant de fixer avec horreur la pique d’abordage qui venait de jaillir par l’échelle de dunette. Le marin poussa un cri effroyable, dégagea la pique et la plongea dans le ventre de l’enseigne.

Bolitho faisait face à un autre Espagnol qui n’était armé que d’un gros coutelas. Il cria :

— Mais rendez-vous, bon Dieu !

Pourtant, qu’il eût ou non compris, le marin ne montrait aucune volonté d’abandonner. La large lame décrivit un grand cercle, Bolitho sauta prestement sut le côté, manqua tomber lorsqu’un rayon de soleil perça la fumée et éblouit son œil malade. Cela lui était déjà arrivé. Comme s’il devenait soudain aveugle.

Il se sentit vaciller, il tendait son vieux sabre, incapable de le pointer.

Parris cria :

— Arrêtez cet homme !

Bolitho devait se contenter de deviner ce qui se passait, il attendait le coup atroce du coutelas qu’il ne voyait pas. Quelqu’un se mit à hurler, des vivats éclataient çà et là, Bolitho devina que les hommes de Keen couraient à la poursuite du dernier de leurs agresseurs.

Comme paralysé, Allday leva son arme lorsqu’il vit l’autre plonger sur Bolitho, apparemment incapable de bouger. La lame frappa l’homme sur le côté de la tête comme un éclair, mais un éclair qui avait la force et l’expérience d’Allday. Comme il se retournait, toujours tâtonnant dans la lumière aveuglante, il vit Allday qui se précipitait vers lui.

Jenour entendit le coup alors qu’il se penchait vers les dalots pour récupérer son sabre. Parris, qui sanglotait de douleur après le coup qu’il avait reçu à l’épaule, vit le coutelas heurter l’Espagnol à hauteur de l’avant-bras. Et puis le bras tomba sur le pont avec le coutelas.

Allday cracha :

— Et celui-là, il est pour moi, matelot !

D’un dernier coup sur la nuque, il le réduisit définitivement au silence.

Il prit Bolitho par le bras :

— Ça va, sir Richard ?

Bolitho avala plusieurs grandes goulées d’air. Il avait l’impression que ses poumons étaient remplis de feu, il arrivait à peine à respirer.

— Oui. Oui, mon vieux. Le soleil…

Il se tourna vers Jenour :

— Vous avez fait preuve d’un courage magnifique, Stephen !

Mais, voyant Jenour changer soudain de figure, il crut d’abord qu’il avait été blessé. Des clameurs s’élevaient de l’autre bâtiment maintenu bord à bord par un fouillis de gréement. Lorsqu’une risée dissipa la fumée, Bolitho comprit pourquoi Jenour avait cet air désespéré. Il se retourna, posa la main sur son œil gauche, et sentit tout son être se figer.

Le San-Mateo, vaisseau amiral espagnol, s’était tenu à l’écart du combat, ou peut-être avait-il mis trop longtemps à arriver. Il luisait au-dessus de son reflet gigantesque. Sa coque ne portait pas la moindre souillure, pas la moindre égratignure, ses voiles élégantes étaient indemnes, sans le moindre trou. Il avançait très lentement, et Bolitho eut le temps d’enregistrer que ses vergues étaient noires de gabiers. Il se préparait à virer de bord. A quitter le théâtre de la bataille.

Bolitho tremblait de tous ses membres, il avait l’impression que cela ne s’arrêterait jamais. Il entendit Parris qui criait :

— Seigneur ! Il va tirer !

Le San-Mateo avait mis toutes ses pièces en batterie. A cette distance de cinquante yards, il ne pouvait pas les manquer, même si deux de ses conserves se trouvaient sur le trajet de la bordée.

Le cerveau de Bolitho se refusait à comprendre ce qui arrivait. C’était l’Hypérion qu’ils voulaient. Cet insolent, qui arborait toujours sa marque à l’avant, qui avait rompu leur ligne, qui avait entraîné les autres à sa suite. Il se tourna vers Allday, mais il regardait le vaisseau amiral ennemi, son couteau pendait à bout de bras.

Ensemble. Même maintenant.

Et le vaisseau amiral tira. Le bruit fut assourdissant. Lorsque la bordée s’écrasa sur l’Hypérion à la dérive, Bolitho sentit le pont reculer comme s’il partageait leur agonie.

Il fut projeté sut le côté de la dunette. Il était sourd aux espars qui tombaient dans un fracas de tonnerre, aux hurlements des hommes avant que le gréement qui s’effondrait les projetât par-dessus bord comme des cadavres pris dans un gigantesque filet.

Il se traîna jusqu’à l’aspirant Mirrielees, le saisit par l’épaule pour le retourner sur le dos. Ses yeux étaient fermés, des traces humides qui ressemblaient à des larmes coulaient de ses paupières. Il était mort. Il aperçut Allday agenouillé qui, la bouche grande ouverte, essayait de reprendre son souffle. Leurs regards se croisèrent, et Allday essaya de lui faire un sourire.

Bolitho sentit que quelqu’un le tirait par les pieds, le soleil l’avait encore rendu aveugle et il gisait là, au milieu de ce massacre.

Puis la fumée descendit plus bas et le San-Mateo disparut à leur vue.

A l'honneur ce jour-là
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